
Après la découverte de A Closed World, j’avais hésité à faire quelques commentaires, puis avais renoncé, avec cette impression d’être une énième petite hétéro blanche qui commente « de loin », cependant, deux lectures récentes m’ont rappelé la réponse faite par Anna Anthropy (a.k.a. Auntie Pixelante) à A Closed World. Il n’est pas ici question d’encenser ou d’attaquer le jeu, qui proposait d’explorer des problématiques autour du genre, de la sexualité et de l’identité, mais plutôt de mettre en perspective les propos d’Anna Anthropy avec d’autres références, d’autres domaines piochés dans les cultural studies.
Pour Anna Anthropy, A Closed World “n’invite pas les hétéros à reconnaître les privilèges dont ils bénéficient. Au final, il vous délivre un message superficiel et pacifique : “nous sommes tous pareils” (1). C’est cette idée de déception qui a fait écho à la lecture de Levi Strauss (Race & Histoire, 1952) : “la simple proclamation de l’égalité naturelle entre tous les hommes (…), sans distinction de races ou de cultures, a quelque chose de décevant pour l’esprit, parce qu’elle néglige une diversité de fait, qui s’impose à l’observation et dont il ne suffit pas de dire qu’elle n’affecte pas le fond du problème pour que l’on soit théoriquement et pratiquement autorisé à faire comme si elle n’existait pas.” (voir la notion de Colorblindness par exemple.)
Ici, on parle d’homophobie et non de racisme, mais la critique est la même : malgré une certaine « bonne volonté », rendre l’égalité « naturelle » peut amener à dissimuler des cas de figures dans lesquelles cette situation est loin d’être effective, une manière d’être au final « aveugle » face aux différences, et donc aux discriminations (comment les reconnaître si l’on ne reconnaît pas ce sur quoi elles se basent ?). Il me semble cependant que A Closed World ne pratique pas tout à fait cet aveuglement (à part, peut être, dans son propos final?), mais on peut effectivement lui reprocher de se dérouler dans un univers plutôt mignon, vidé d’une majeure partie de sa violence.
Ces questions m’ont rappelé un texte passionnant de Peggy McIntosh, écrit en 1988 -toujours pas traduit en français à ma connaissance- intitulé White Privilege: Unpacking the Invisible Knapsack. Lors de ses enquêtes, McIntosh découvre le déni des hommes à reconnaître leurs privilèges, alors qu’ils reconnaissent aux femmes un désavantage dans certaines situations. Elle étend alors sa réflexion au racisme et déclare : “En tant que blanche, j’ai découvert que l’on m’avait appris que le racisme était quelque chose qui désavantageait les autres, mais l’on m’a appris à ne pas voir l’un de ses aspects corollaires : le privilège blanc, qui m’avantage. (…) Mon éducation ne m’a pas appris à me voir comme l’oppresseur. On m’a appris à me voir comme un individu dont la morale dépend d’une volonté personnelle. On apprend aux blancs à percevoir leur vie comme « neutre », «dans la norme », voire « idéale », alors, quand nous travaillons « au profit des autres », c’est dans le but de permettre aux « autres » de « nous » ressembler un peu plus » (2)

A Closed Mind
McIntosh liste alors les choses dont elle peut bénéficier grâce à sa couleur de peau, des choses quotidiennes, qui paraissent naturelles (avoir des voisins qui ne vous sont pas hostiles de prime abord, ou encore faire du shopping sans être suivie par un vigile) et qui rappellent que les discriminations sont présentes à tous les niveaux d’une vie sociale et n’est pas qu’une affaire de mots ou d’insultes. Comme ajoute Anna Anthropy à propos du jeu : « l’homophobie y est une sorte de boss que vous devez combattre en utilisant des compétences comme l’éthique et la passion. Ce n’est plus un système complexe d’oppression subtile.« . Elle y répond alors avec A Closed Mind, qui ne se conçoit pas comme un « jeu contre exemple » bâti sur ces considérations, mais plutôt comme un commentaire « animé », ironique et enragé, où le héros ne peut choisir qu’entre 3 solutions, dont aucune n’est opérante.
Voilà donc quelques réflexions, sans véritable conclusion. Le tout est un peu « jeté tel quel », mais je voulais retracer le cheminement de ces références qui m’ont amenée à mélanger les sources et les époques :)
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ITW des créateurs du jeu : Gamasutra
Une analyse du Gameplay : Robert Yang
PS 1 : J’ai pris Levi Strauss et McIntosh car ce sont les deux textes qui ont provoqué chez moi une réaction, mais ils ne sont bien évidemment pas les seuls à abonder dans ce sens. Il suffirait de creuser par exemple chez Teresa De Lauretis, Bell Hooks, ou Gayle Rubin pour y trouver d’autres sources.
PS 2 : La traduction étant une cuisine faite maison, je laisse aux anglophones la VO des citations :
(1) “doesn’t ask straight people to acknowledge their own privilege. at the end it gives you some shallow, non-threatening message about how WE’RE ALL THE SAME” http://www.auntiepixelante.com/?p=1276
(2) As a white person, I realized I had been taught about racism as something that puts others at a disadvantage, but had been taught not to see one of its corollary aspects, white privilege, which puts me at an advantage. (…) My schooling gave me no training in seeing myself as an oppressor (…) I was taught to see myself as an individual whose moral state depended on her individual moral will. (…) whites are taught to think of their lives as morally neutral, normative, and average, and also ideal, so that when we work to benefit others, this is seen as work that will allow « them » to be more like « us. »
(3) « homophobia is an rpg monster that you defeat using skills like ETHICS and PASSION. it’s not a complex system of interwoven and often subtle oppression. »
Pour Anna Anthropy, A Closed World “n’invite pas les hétéros à reconnaître les privilèges dont ils bénéficient. Au final, il vous délivre un message superficiel et pacifique : “nous sommes tous pareils” (1). C’est cette idée de déception qui a fait écho à la lecture de Levi Strauss (Race & Histoire, 1952) : “la simple proclamation de l’égalité naturelle entre tous les hommes (…), sans distinction de races ou de cultures, a quelque chose de décevant pour l’esprit, parce qu’elle néglige une diversité de fait, qui s’impose à l’observation et dont il ne suffit pas de dire qu’elle n’affecte pas le fond du problème pour que l’on soit théoriquement et pratiquement autorisé à faire comme si elle n’existait pas.” (voir la notion de Colorblindness par exemple.)
Ici, on parle d’homophobie et non de racisme, mais la critique est la même : malgré une certaine « bonne volonté », rendre l’égalité « naturelle » peut amener à dissimuler des cas de figures dans lesquelles cette situation est loin d’être effective, une manière d’être au final « aveugle » face aux différences, et donc aux discriminations (comment les reconnaître si l’on ne reconnaît pas ce sur quoi elles se basent ?). Il me semble cependant que A Closed World ne pratique pas tout à fait cet aveuglement (à part, peut être, dans son propos final?), mais on peut effectivement lui reprocher de se dérouler dans un univers plutôt mignon, vidé d’une majeure partie de sa violence.
Ces questions m’ont rappelé un texte passionnant de Peggy McIntosh, écrit en 1988 -toujours pas traduit en français à ma connaissance- intitulé White Privilege: Unpacking the Invisible Knapsack. Lors de ses enquêtes, McIntosh découvre le déni des hommes à reconnaître leurs privilèges, alors qu’ils reconnaissent aux femmes un désavantage dans certaines situations. Elle étend alors sa réflexion au racisme et déclare : “En tant que blanche, j’ai découvert que l’on m’avait appris que le racisme était quelque chose qui désavantageait les autres, mais l’on m’a appris à ne pas voir l’un de ses aspects corollaires : le privilège blanc, qui m’avantage. (…) Mon éducation ne m’a pas appris à me voir comme l’oppresseur. On m’a appris à me voir comme un individu dont la morale dépend d’une volonté personnelle. On apprend aux blancs à percevoir leur vie comme « neutre », «dans la norme », voire « idéale », alors, quand nous travaillons « au profit des autres », c’est dans le but de permettre aux « autres » de « nous » ressembler un peu plus » (2)

A Closed Mind
McIntosh liste alors les choses dont elle peut bénéficier grâce à sa couleur de peau, des choses quotidiennes, qui paraissent naturelles (avoir des voisins qui ne vous sont pas hostiles de prime abord, ou encore faire du shopping sans être suivie par un vigile) et qui rappellent que les discriminations sont présentes à tous les niveaux d’une vie sociale et n’est pas qu’une affaire de mots ou d’insultes. Comme ajoute Anna Anthropy à propos du jeu : « l’homophobie y est une sorte de boss que vous devez combattre en utilisant des compétences comme l’éthique et la passion. Ce n’est plus un système complexe d’oppression subtile.« . Elle y répond alors avec A Closed Mind, qui ne se conçoit pas comme un « jeu contre exemple » bâti sur ces considérations, mais plutôt comme un commentaire « animé », ironique et enragé, où le héros ne peut choisir qu’entre 3 solutions, dont aucune n’est opérante.
Voilà donc quelques réflexions, sans véritable conclusion. Le tout est un peu « jeté tel quel », mais je voulais retracer le cheminement de ces références qui m’ont amenée à mélanger les sources et les époques :)
ITW des créateurs du jeu : Gamasutra
Une analyse du Gameplay : Robert Yang
PS 1 : J’ai pris Levi Strauss et McIntosh car ce sont les deux textes qui ont provoqué chez moi une réaction, mais ils ne sont bien évidemment pas les seuls à abonder dans ce sens. Il suffirait de creuser par exemple chez Teresa De Lauretis, Bell Hooks, ou Gayle Rubin pour y trouver d’autres sources.
PS 2 : La traduction étant une cuisine faite maison, je laisse aux anglophones la VO des citations :
(1) “doesn’t ask straight people to acknowledge their own privilege. at the end it gives you some shallow, non-threatening message about how WE’RE ALL THE SAME” http://www.auntiepixelante.com/?p=1276
(2) As a white person, I realized I had been taught about racism as something that puts others at a disadvantage, but had been taught not to see one of its corollary aspects, white privilege, which puts me at an advantage. (…) My schooling gave me no training in seeing myself as an oppressor (…) I was taught to see myself as an individual whose moral state depended on her individual moral will. (…) whites are taught to think of their lives as morally neutral, normative, and average, and also ideal, so that when we work to benefit others, this is seen as work that will allow « them » to be more like « us. »
(3) « homophobia is an rpg monster that you defeat using skills like ETHICS and PASSION. it’s not a complex system of interwoven and often subtle oppression. »